Comme le prophète Joèl
déjà (2,10), le Nouveau Testament rapporte
que lors du drame ultime le soleil sobscurcira et
la lune perdra son éclat, les étoiles
tomberont du ciel et les puissances des cieux seront
ébranlées (Matthieu 24,29). A la
lumière des théories physiques de la fin,
on pourrait penser que ce sont là des visions
fantastiques exactes. Néanmoins, face à de
tels courts-circuits théologiques par rapport
à la fin du monde, les avertissements sont aussi
nécessaires que pour ceux qui sont faits à
propos de son commencement! Là aussi, la
théologie doit remettre au point des choses qui
ont suscité des préjugés
compréhensibles chez des scientifiques.
Des hypothèses physiques à propos de
la fin
Comme il est naturel, des astrophysiciens
spéculent aussi sur la fin: dans cinq milliards
dannées environ, la galaxie Andromède
heurtera de plein fouet notre Voie lactée et des
milliards détoiles seront
précipitées à travers
lunivers. Simultanément, le Soleil
évoluera pour devenir une « géante
rouge». Ensuite toute vie sur Terre
séteindra. Tout cela est-il vraiment
sûr? Une grande partie de ce quon nous
apprend ici sur les «trois dernières
minutes» relève de la spéculation. En
ce sens, le physicien américain Paul Davies a
donné à son ouvrage, qui synthétise
bien la recherche en futurologie, le sous-titre, conforme
à son contenu: « Suppositions sur la
destinée finale de lunivers »
En majorité, les cosmologistes partent
aujourdhui de lidée que notre monde
est tout sauf stable, inaltérable ou même
éternel. Cest «un monde entre un
commencement et une fin» (Harald Fritzsch)
268 Cependant, on débat sur la question qui
se pose à nouveaux frais depuis la
découverte, en avril 1992, des plus anciennes
structures (fluctuations) de lunivers:
lexpansion de ce dernier qui a commencé avec
lexplosion initiale va-t-elle sarrêter
et s inverser pour aller vers une nouvelle
contraction, ou va-t-elle continuer durablement?
La première hypothèse part dun
univers «en pulsion» ou «en oscillation
» une hypothèse, cependant, qui, nous
lavons vu, na pu daucune façon
être vérifiée jusquà
présent: un jour lexpansion va se
ralentir, elle ira vers lextinction et se
retournera en contraction, de telle sorte que,
dans un processus sétendant sur des
milliards dannées, il se ramassera sur
lui-même; les galaxies avec leurs étoiles
finiront par se désagréger de plus en plus
vite jusqu au point on parle d au
moins 80 milliards d années après
lexplosion initiale où il se pourrait
qu à travers la réduction des atomes
et des noyaux atomiques en leurs éléments
on en arrive à une nouvelle grande explosion, au
big crunch, à lexplosion finale. De
là pourrait ensuite naître à travers
une nouvelle explosion un nouveau monde. «
Pourrait», car un tel univers « en oscillation
» entre des phases dexpansion et de
contraction nest rien dautre quune pure
spéculation. Il faut en effet une « foi
» puissante pour admettre, hors de toute base
empirique, qu à un tel big crunch
succédera un nouveau big bang qui fera surgir un
nouveau monde avec des lois naturelles radicalement
différentes.
La seconde hypothèse a probablement
derrière elle la majorité des
astrophysiciens actuels: lexpansion de
lunivers, très plat selon des mesures
récentes de chercheurs français, continuera
sans être freinée et sans se renverser en
contraction. Et même, lunivers,
accéléré peut-être par une
« énergie sombre » (des fluctuations du
vide?) répartie dans sa totalité,
connaît une expansion de plus en plus rapide.
Là aussi, les étoiles passent par des
évolutions: quand leur réserve
dénergie est consommée, les
étoiles lourdes sont soumises à des
explosions de supernovae (avec parfois une
intensité lumineuse un milliard de fois
supérieure à celle du Soleil); le coeur de
la masse seffondre ensuite dans le centre de
létoile et il se forme une étoile de
neutrons. Avec de petites étoiles comme le Soleil
se constitue à terme une « naine
blanche», peut-être aussi grosse que notre
Terre; grâce à la pression des
électrons pour empêcher une collision due
à la force gravitationnelle, cette « naine
blanche » est stabilisée. A partir de la
matière transformée au coeur de
létoile et expulsée par elle se
forment de nouvelles étoiles et
générations détoiles,
où se produiront de nouveaux processus au sein des
noyaux, qui feront que la matière se consume pour
devenir finalement « cendre détoiles
» (composée de fer et de nickel). Lentement,
le froid sétendra dans le cosmos la
mort, le silence, la nuit absolue. Mais, bien longtemps
auparavant, le Soleil aura enflé au point de
devenir une « géante rouge » et
dabsorber la Terre, avant de séteindre
lui aussi après avoir consommé la
totalité de son hydrogène.
Sommes-nous là encore devant de pures
spéculations? Daucune manière, car
lexpansion sans cesse continuée de
lunivers est observable, et les stades successifs
de lévolution des étoiles ont
été vérifiés avec une
étonnante précision. Mais doit-on se
faire peur avec quelque chose qui se réalisera
si cela se réalise seulement dans
cinq milliards dannées, quand la
réserve dhydrogène au coeur du Soleil
se sera épuisée?
Des visions apocalyptiques de la fin
Le problème oppressant, menaçant, pour
la plupart de nos contemporains nest pas
dabord la fin de notre univers, dont les
générations bibliques ne
soupçonnaient guère lextension
spatio-temporelle prodigieuse. Le problème est
beaucoup plus la fin du monde pour nous:
la fin de notre Terre, plus exactement la fin de
lhumanité, la fin du monde comme fin de
lhumanité faite par lhomme.
Beaucoup de « chrétiens renés
» citent, pour attiser la peur ( Allusion aux born
again fondamentalistes américains, «
re-nés» après leur conversion.) devant
les catastrophes, les guerres et les famines, les
tremblements de terre, les tsunamis et dautres
catastrophes naturelles, la vision terrible, effrayante,
quon trouve dans le Nouveau Testament: «Vous
entendrez parler de guerres, et ce qu on en
rapportera vous mettra dans langoisse. Attention,
ne vous laissez pas effrayer! Cela doit arriver. Mais ce
nest pas encore la fin. On se lèvera en
effet peuple contre peuple et royaume contre royaume. Et
il y aura des famines et des séismes en beaucoup
dendroits. Mais tout cela est seulement le
commencement des douleurs. [...J Aussitôt
après les jours de grande affliction le soleil
sobscurcira et la lune ne brillera plus; les
étoiles tomberont du ciel et les puissances des
cieux seront ébranlées ! » (Matthieu
24,6-8.29.)
Mais nul besoin aujourdhui de lire des histoires
de fin du monde, de Poe à Diirrenmatt, pour savoir
que nous sommes, de mémoire dhommes, la
première génération capable, en
libérant lénergie atomique, de mettre
une fin à lhumanité! Les
«petites» bombes lâchées sur
Hiroshima et Nagasaki et laccident du
réacteur de Tchernobyl ont montré à
tous les hommes ce que signifierait une guerre
nucléaire à grande échelle: la Terre
deviendrait invivable. Mais, comme la fin de la guerre
froide a plutôt éloigné
aujourdhui le péril dune guerre
nucléaire denvergure, plus dhommes
encore craignent de « petites » guerres
nucléaires entre peuples fanatisés par le
nationalisme, ou des guerres déclenchées
par des groupes terroristes. Ils ont peur, encore plus et
avant tout, des dommages portés à
lenvironnement qui pourraient eux aussi
détruire notre Terre: changements climatiques,
surpopulation, catastrophes dues aux déchets, trou
dozone, air pollué, sols empoisonnés,
eaux contaminées par les matières
chimiques, rareté de leau... Même
Martin Rees, lastronome et cosmologiste britannique
plus ou moins favorable à la théorie des
plurimondes (voir supra, II), se livre dans son
récent livre, Notre dernier siècle?,
à de sombres pronostics, à des
scénarios catastrophes et à la critique de
la science .
Des visions apocalyptiques peuvent certainement
devenir réalité si lhumanité
ne se décide pas à prendre des mesures
énergiques de défense et de réforme
en tous domaines . de la protection du climat
à la régulation des naissances. Mais aux
États-Unis, la puissance dominante à
lOuest, un retournement éco-social
nest pas encore dactualité 27O Au
contraire, les attentats criminels de musulmans
fanatiques du 11 septembre 2001 ont mené à
un boom sans précédent dune
littérature chrétienne sur la «fin des
temps». La foi moderne dans le progrès,
répandue au xlxe siècle dans les romans
futuristes de Jules Verne sur la technique, sest
renversée en un scepticisme et un pessimisme
postmodemes. Lhistoire et linvention,
lapocalypse et lésotérisme, le
chrétien et le pseudochrétien se
mêlent ici. Le roman en onze tomes intitulé
Left Behind, publié par une petite maison
dédition luthérienne, sest
vendu à des millions dexemplaires: il montre
comment les « méchants » sont
rejetés et «laissés pour compte »
lors du retour du Christ. Plus célèbre
encore est Armageddon, bande dessinée devenue
film, où des chrétiens triomphent lors de
la bataille finale contre les forces du Mal; comme il va
de soi, les Américains y sont identifiés
avec les « bons » et en profitent pour
légitimer en même temps leur politique
militariste actuelle ainsi que leurs guerres
préventives pour sauvegarder le pétrole
avec leur hégémonie. Déjà le
président Reagan, ne distinguant pas toujours
nettement entre réalité virtuelle et
réalité réelle et prévoyant
une star war, croyait à linstar des
Témoins de Jéhovah en
«Armageddon», qui est, selon le livre de
lApocalypse (16,16), lendroit mythique
où les esprits démoniaques
réunissent «les rois de la terre
entière» pour la grande bataille finale
doù sortira lanéantissement du
système en place.
Ce qui est grave, cest que de nombreuses
personnes considèrent que des romans palpitants
comme le Da Vinci Code de Dan Brown sur la «
dernière Cène » ou le « saint
Graal » sont des oeuvres historiques. Un
président américain intelligent comme Biil
Clinton a même pris pour argent comptant un roman
(fondé sur une riche documentation obtenue avec
lappui de milieux néoconservateurs du
Pentagone) sur la menace dattaque biologique pesant
sur les Etats-Unis, et il a donné à des
militaires des instructions à ce propos 271rn Tous
ces gens férus dapocalypse, suivis par des
foules immenses de chrétiens conservateurs,
auraient unbesoin urgent de lumières sur ce que
signifient vraiment les passages apocalyptiques de la
Bible.
Le sens des visions bibliques
Celui qui, avec les récits du Nouveau Testament
sur la tragédie de la fin, lobscurcissement
de la terre et de la lune, la chute des étoiles et
lébranlement des puissances des cieux... se
croirait placé devant des prédictions
exactes sur la fin du monde, ou du moins de notre Terre,
celui qui les considérerait comme une sorte de
«dé-voilement» chronologique
(apo-kalupsis en grec) ou comme des informations sur les
«choses dernières» à la fin du
monde, celui-là naurait rien compris
à ces textes.
De même que les récits bibliques sur
loeuvre créatrice de Dieu ont
emprunté au monde environnant de
lépoque, de même ceux de loeuvre
finale de Dieu se servent de l« apocalyptique
1887; de leur temps, cest-à-dire dun
courant, contemporain de cette époque,
marqué par les attentes de la fin des temps au
moment où lon passe de lère
juive à lère chrétienne. Les
visions terribles de lApocalypse sont un
avertissement pathétique à
lhumanité et aux individus pour quils
reconnaissent la gravité de la situation. Mais, de
même que la « protologie » (le
récit des débuts) biblique ne saurait
être un reportage sur des événements
survenus au commencement, de même
leschatologie (le récit de la fin) biblique
nest absolument pas une prédiction des
événements de la fin. Cest pourquoi
la Bible nemploie pas non plus dans ce contexte le
langage scientifique des faits, mais un langage
imagé rempli de métaphores. Une fois
encore, il faut redire ce qui suit à propos du
langage biblique:
les images ne doivent pas être prises au
sens littéral, faute de quoi la foi tombe dans la
superstition;
mais les images ne sont pas non plus à
rejeter uniquement parce que ce sont des images, sinon la
raison tombe dans le rationalisme;
on na pas le droit déliminer
les images ou de les réduire à des concepts
abstraits, il faut plutôt les comprendre
correctement:
elles ont leur raison propre, elles présentent
la réalité selon leur logique propre, elles
veulent ouvrir à la dimension profonde, au
contexte de sens de la réalité. Il importe
donc de traduire de manière neuve pour notre temps
la chose quelles désirent faire
connaître, en la tirant de son contexte
dinterprétation et de
représentation
Toutes ces annonces bibliques ne peuvent donc pas
être pour nous un scénario de la
tragédie de lhumanité en son dernier
acte. Car elles ne renferment aucune
«révélation» divine
spéciale qui pourrait satisfaire notre
curiosité par rapport à la fin. Nous
napprenons précisément pas
avec une exactitude infaillible, pour ainsi dire
ce qui va nous arriver dans le détail et comment
les choses vont ensuite se passer concrètement.
Comme les « choses premières », les
« choses dernières » ne sont pas
accessibles à une expérience directe.
Pour le « temps de lorigine » comme pour
le «temps de la fin», il ny a pas de
témoins humains. Et, de même quil ne
nous est pas donné dextrapolation
scientifique univoque, il n y a pas de
prédiction prophétique exacte de
lavenir définitif de lhumanité,
de la terre et du cosmos. Même limage
biblique de la grande tenue du jugement public de toute
lhumanité, donc des milliards et des
milliards dhumains, nest quune
image.
Mais quel est alors le sens de ces images et de
ces récits poétiques du commencement et de
la fin? Ils sont là pour ce qui nest pas
accessible à létude par la raison,
pour dire ce quon espère et ce quon
craint. Dans les énoncés bibliques sur la
fin du monde, il est question dun témoignage
de la foi en faveur de lachèvement de
loeuvre de Dieu dans sa Création.
Même à la fin de lhistoire du monde
et de lhomme il y a... Dieu! Aussi la
théologie na-telle aucune raison de
favoriser lun ou lautre modèle
scientifique du monde, mais plutôt de faire
comprendre aux hommes que Dieu est lorigine et
lachèvement du monde et de lhomme. Une
fois encore, tout homme est en effet placé devant
une option, une décision de la foi. Selon le
message de la Bible, lhistoire du monde et la vie
de lhomme sacheminent vers cette fin ultime
de toutes les fins que nous appelons Dieu, il est
justement le Dieu qui accomplit. Et même si
lhomme ne peut démontrer ce Dieu, pas plus
quil ne peut démontrer le Dieu
créateur, il peut néanmoins 1
affirmer pour de bonnes raisons: avec cette confiance
aussi raisonnable, aussi éprouvée, aussi
éclairée que celle avec laquelle il a
déjà affirmé lexistence de
Dieu. Car, si le Dieu qui existe est vraiment Dieu, alors
il nest pas seulement Dieu pour moi ici et
maintenant, il est aussi Dieu à la fin. Sil
est Alpha, alors il est aussi Oméga: Dieu, comme
il est dit dans la liturgie,
déternité en
éternité.
Mourir pour entrer dans la lumière
En ce qui me concerne personnellement, j ai
accepté le « pari» de Pascal et je
parie non pas en raison dun calcul des
probabilités ou dune logique
mathématique, mais bien plutôt sur la
base dune confiance raisonnable sur
Dieu et lInfini contre le zéro et le
rien. Je ne crois pas aux arrangements légendaires
tardifs concernant le message de la résurrection
dans le Nouveau Testament, mais je crois volontiers
à leur noyau primitif: ce Jésus de Nazareth
était mort non pas pour entrer dans le
néant, mais pour entrer dans le sein de Dieu
273 Dans la confiance en ce message, j
espère donc en tant que chrétien,
cormne dautres hommes dans dautres religions,
en une mort qui n ira pas dans un néant
une chose qui mapparaît
extrêmement irrationnelle et dénuée
de sens. Jespère bien plutôt en une
mort pour rejoindre la Réalité absolument
première et ultime, dans le sein de Dieu
une Réalité qui, par-delà le temps
et lespace, dans la Réalité
cachée de lInfini, transcende toute raison
et toute représentation humaines. Quel enfant
ferait déjà confiance, sans connaissance
spéciale, au cocon dune chenille
censé devenir lexistence lumineuse, libre,
délivrée des liens avec la terre, dun
papillon? Le risque demeure dans ce pari pour une
confiance absolue, jen suis naturellement bien
conscient; pourtant, jen suis convaincu: même
si je perdais ce pari à ma mort, je
naurais rien perdu pour ma vie; au contraire,
jaurais en toutes circonstances vécu mieux,
plus joyeusement avec plus de sens que si je navais
eu aucune espérance.
Cest cela, mon espérance
éclairée, fondée: mourir, cest
prendre congé pour aller vers le dedans,
cest lentrée et le retour dans le Fond
et lOrigine du monde, notre patrie
véritable; un départ peut-être non
dépourvu de souffrance et de peur
cest selon pour chacun , mais,
espérons-le malgré tout, avec lesprit
apaisé et dans labandon, en tout cas sans
plaintes ni désespoir, plutôt dans une
attente qui espère, une certitude sereine et
(après avoir réglé tout ce qui est
à régler) une gratitude, à laquelle
se mêle de la confusion, pour tout le bien et aussi
le moins bien, qui est désormais et enfin et
définitivement derrière nous
grâce à Dieu274!
Je pourrai alors comprendre la totalité
inconcevable de la Réalité: Dieu comme
lAlpha et lOméga, le commencement et
la fin de toutes choses. Et donc un mourir pour entrer
dans la Lumière.
Jai commencé ce livre avec la parole sur
la Lumière qui ouvre la première page du
livre de la Genèse dans la Bible.
Je souhaite achever ce livre par la parole sur la
Lumière qui se trouve à la
dernière page de lApocalypse de saint
Jean:
«Et il ny aura
plus de nuit, et ils nont plus besoin de la
lumière dune lampe ni de la lumière
du soleil. Car le Seigneur Dieu fera briller sa
Lumière sur eux, et ils régneront
déternité en
éternité» (Apocalypse
22,5).
Hans KUNG
Extrait du « Petit Traité du
commencement de toutes choses »
éditions du Seuil Janvier 2008
Traduit de lallemand par Jean-Louis
SCHLEGEL
01chretiens.html